Il est un plaisir qui est mien dans le fait de voyager, c’est d’avoir la chance de capturer un morceau de ce que je vois et vis, pour le partager avec ceux qui ont un œil sur ma route. J’aime l’idée de saisir ce moment précieux, et pourtant si fugace, et de le conserver précieusement. Je le regarde ce moment, puis je fais tout pour le garder ensuite. Je le partage, l’admire, l’évalue.
Parfois je m’imagine devenir aveugle. Vous savez, ces histoires que l’on se raconte en réveillant éveillé, allongé dans l’herbe. Imagine que demain, je n’ai plus la capacité physique de voir le monde qui m’entoure. C’est d’autant plus brutal à imaginer lorsque l’on écrit un essai se déroulant dans les montagnes Népalaise, et qu’on le fait au sud de l’Utah, dans cette partie désertique Ô combien esthétique. Et si je devenais aveugle. Loin d’avoir tout vu, dans la frénésie à scruter le monde, on peut soudain devenir aveugle.
Bon, mes yeux fonctionnent à vrai dire, mais pas mon appareil photo. Une sorte d’aveuglement moderne en quelque sorte. Ce qui était déjà connu pour être un prolongement du corps humain, de l'œil comme du bras, l’est d’autant plus de nos jours. Souvent je me demande si les touristes seraient aussi nombreux s’ils n’avaient pas une si facile capacité à se prendre en photo devant tel ou tel endroits. Voyagerait-on autant si l’on ne pouvait plus prouver que l’on a bel et bien mis les pieds ci et là ?
J’ai eu le malheur d’arriver un peu trop tôt au Népal, et par les plaines du sud. L’ambiance était dantesque. Le soleil, la route défoncée, l’humidité. Un enfer. Si j’ai tant bien que mal réussi à avancer pour trouver refuge en altitude, je sais aussi que ce climat est sans pitié avec le matériel électronique. L'appareil montrait doucement quelques faiblesses, lorsque déjà j’essayais de tirer le portrait de nos visages dans l’effort.
Du paysage, des bivouacs, puis finalement de ces femmes, hautes en couleurs, qui attendaient à l’abri au bord de la route. On se demande bien ce que peuvent attendre tous ces gens, si loin de tout. Attendre au bord d'une route où il semblerait que rien jamais ne passe.
Mais la scène était esthétique. L'appareil n'a pu rendre hommage à la composition. A leur désintéressement complet. A peine perçoit-on les couleurs de leurs tenues dans ce chaos de pixels.
Quelques photos encore, le temps de pousser le vélo au sommet du petit village au-dessus de notre tête. Nous y avons passé la nuit, dans une espèce d’hôtel improvisé. Ce genre d'endroit qui semble être à la fois toujours préparé pour accueillir du monde, et à la fois toujours surpris de voir un tête non connue.
Une maison qui doit être collectivement désignée par le village pour porter le fardeau d’héberger les cyclistes fatigués qui de temps à autre passent dans le coin.
C’était une chouette soirée, et déjà, ces moments précieux à la lumière des bougies, à partager avec les enfants dans un impossible mélange d’idiomes.
Frustré de ne pouvoir m’exprimer avec l’appareil, je le laisse de côté et prend entièrement part à ce moment. L’appareil photo nous rend forcément extérieur au moment. Il est un lien entre le présent qui deviendra passé dans le futur. Mais il nous coupe de l’instant présent puisqu’il est physiquement entre l’action et celui qui tente de la saisir. Et au petit matin j’ai voulu inscrire les visages de chacun sur une même photo, fièrement alignés qu’ils étaient.
Par réflexe, par souvenir. Pour leur montrer l’importance de ces douze dernières heures pour nous.Je peine à relire cette photo.
C'était le début de la fin de l'appareil photo.
C’est peut être ça le plus frustrant, comprendre pourquoi on prend tant de photos. Comprendre ce qu’est la peur de l’oubli. Non pas être oublié d’autrui, mais oublier que nous avons vécu. Que tout ça est vrai et qu’il s’est véritablement inscrit visuellement devant nous Le temps viendra où l’on peinera à se les imaginer ces moments. Ils disparaissent du premier plan de la mémoire pour finir dans une zone qui s’encombre de la multitudes d’endroits, visages, alphabets, mots et autres nouveautés auxquelles nous avons fait face.
Peut être use t’on les souvenirs à trop les penser. Les photos elles ne s’usent d’être trop regardées.
Merci de votre accueil.
Je ne me souviens plus de vos noms d’ailleurs, et il me faut une carte pour me rappeler le nom de votre village. Vos visages ne sont plus qu’un chaos pixelisé.
Je vous protège cependant de l’oubli, dans ma mémoire. C’est tout ce qu’il me reste. Je pense à vous à petit pas, pour ne pas que tout ceci s’efface.
La terre de votre village ne colle plus à mes roues depuis bien longtemps déjà. Plus non plus de poussière ne subsiste ailleurs.
Vous êtes l’éphémère. Vous êtes la substance principale du voyageur au long cours. Vous défilez. Et peut-être ai-je plus d’attention pour vous encore depuis que vous êtes menacé de disparition.
Mais il a fallu continuer.
Et nous avons grimpé par les lacets jusqu’à la ville de Ghorka, au centre du Népal. Au petit matin, sur les crêtes, les nuages n’arrivaient pas à s’élever suffisamment pour couvrir l’entièreté de ces hauts et majestueux sommets.Cette ville est bien pratique pour sortir de l’axe principal Pokhara-Kathmandu, mais je savais aussi que c’était un point de vue imprenable sur certaines des plus hautes montagnes du monde.
Arrivé là haut, on voit donc ces quelques sommets percer le ciel. On devine la neige plus blanche encore que la blancheur des nuages. Mais ce n’était pas la carte postale espéré. J’ai regardé Sien et je lui ai dit “Je ne suis pas mécontent que ça soit couvert. Ca aurait été très frustrant d’avoir une vue splendide et de ne pas pouvoir prendre de photos”.
Elle m’a repris sèchement, et à juste titre. C’était idiot, c’est sorti tout seul.
Je me suis trouvé bête en fait, alors je l’ai laissé avancer un peu pour méditer sur ma connerie.
Je suis là, enfant de mon époque, heureux que certaines des plus hautes montagnes du monde soient cachées simplement parce que je ne peux les prendre correctement en photo.
Je reste là planté, triste de voir que je ne suis pas capable d’apprécier les choses pour ce qu’elles sont, mais plus pour ce qu’elles peuvent représenter plus tard. La situation était d’ailleurs quelque peu ironique. J’ai pu prendre en photo à volonté la platitude des terres du sud du Népal, mais sitôt arrivé dans la partie que j’espérais le plus, l’appareil à décidé de rendre l’âme, comme pour me tester. Comme pour me donner une bonne leçon. Alors j’ai dû apprécier la suite du voyage au Népal sans pouvoir prendre de photos autre qu’avec mon vieux téléphone. J’ai détesté l’idée, mais finalement, je n’ai pas de regrets, car j’ai appris au moins quelque chose.
Le voyage à vélo et la condition du voyageur sont sources d’éternels apprentissages. J’apprends beaucoup, chaque jour. Je fais des erreurs, je tombe, je me relève. Et j’essaie de retrouver la vue aussi.
Népal. Septembre 2022.
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