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  • Photo du rédacteurClotaire Mandel

Aveuglement moderne

Loin d’avoir tout vu, dans la frénésie à scruter le monde, on peut soudain devenir aveugle.

Bon, mes yeux fonctionnent à vrai dire, mais pas mon appareil photo. Une sorte d’aveuglement moderne en quelque sorte.

L'appareil montrait doucement quelques faiblesses, lorsque déjà j’essayais de tirer le portrait de visages dans l’effort. Quelques jours durant, puis finalement de ces femmes, hautes en couleurs, qui attendaient à l’abri au bord de la route. On se demande bien ce que peuvent attendre tous ces gens, si loin de tout. Attendre au bord d'une route où il semblerait que rien jamais ne passe.

Mais la scène était esthétique. L'appareil n'a pu rendre hommage à la composition. A leur désintéressement complet.


Quelques photos encore, le temps de pousser le vélo au sommet du petit village au dessus de notre tête. Nous y avons passé la nuit, dans un espèce d’hôtel improvisé. Ce genre d'endroit qui semble être à la fois toujours préparé pour accueillir du monde, et à la fois toujours surpris de voir un tête non connue. Une maison qui doit être collectivement désignée par le village pour porter le fardeau d’héberger les cyclistes fatigués qui de temps à autre passent dans le coin.

C’était une chouette soirée, et au petit matin j’ai voulu inscrire les visages de chacun sur une même photo, fièrement alignés qu’ils étaient. Je peine à la relire cette photo.

C'était le début de la fin de l'appareil photo.


C’est peut être ça le plus frustrant peut être, comprendre pourquoi on prend tant de photos. Comprendre ce qu’est la peur de l’oubli. Non pas être oublié d’autrui, mais oublier que nous avons vécu. Que tout ça est vrai et qu’il s’inscrit visuellement devant nous dès lors qu’on peine à se l’imaginer encore et encore.

Peut être use t’on les souvenirs à trop les penser. Les photos elles ne s’usent d’être trop regardés.


Merci de votre accueil. Je ne me souviens plus de vos noms d’ailleurs, et il me faut une carte pour me rappeler le nom de votre village. Vos visages ne sont plus qu’un chaos pixelisé.

Je vous protège cependant de l’oubli, dans ma mémoire. C’est tout ce qu’il me reste. Je pense à vous à petit pas, pour ne pas que tout ceci s’efface.

La terre de votre village ne colle plus à mes roues depuis bien longtemps déjà. Plus non plus de poussière ne subsiste ailleurs.

Vous êtes l’éphémère. Vous êtes la substance principale du voyageur au long cours. Vous défilez. Et peut être ai je plus d’attention pour vous encore depuis que vous êtes menacé de disparition.


Mais il a fallu continuer.

Et nous avons grimpés par les lacets jusqu’à la ville de Ghorka, au centre du Népal. Au petit matin, sur les crêtes, les nuages n’arrivaient pas à s’élever suffisamment pour couvrir l’entièreté de ces hauts et majestueux sommets.

J’ai regardé Sien et je lui ai dit “Je ne suis pas mécontent que ça soit couvert. Ca aurait été très frustrant d’avoir une vue splendide et de ne pas pouvoir prendre de photos”.

Elle m’a repris sèchement, et à juste titre. C’était idiot, c’est sorti tout seul.

Je me suis trouvé bête en fait, alors je l’ai laissé avancer un peu pour méditer sur ma connerie.


Je suis là, enfant de mon époque, heureux que certaines des plus hautes montagnes du monde soient cachés simplement parce que je ne peux les prendre correctement en photo.

Je reste là planté, triste de voir que je ne suis pas capable d’apprécier les choses pour ce qu’elles sont, mais plus pour ce qu’elles peuvent représenter plus tard.

J’apprends beaucoup, chaque jour. Je fais des erreurs, je tombe, je me relève. Et j’essaie de retrouver la vue aussi. Népal. Septembre 2022.

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